Un verre de lumière

La forêt qui marchait n'avait que peu de choses en tête. Elle marchait, c'est tout. Il fallait avancer. Penser, lorsque l'on doit avancer, ce peut-être un passe-temps utile mais l'on s'en lasse vite. Le merle regardait la forêt marcher et songeait qu'il était étrange et triste de voir s'en aller ce à quoi l'on s'est habitué. S'il l'avait pu, il aurait convaincu la forêt de rester mais il sentait bien que c'était impossible. On ne retient pas les voyageurs. La forêt devait avoir une raison pour partir.

En arrivant au port, la forêt s'efforça de louer des malles. 'Autant de malles que je pourrai en trouver.' De grandes malles, de petites malles, des malles rondes, des malles solides pour les objets de poids, des malles bon marché pour les objets plus légers. Elle fit emballer tout ce qu'elle emportait et elle emportait tout ce qu'elle possédait. Ses pensées amies et ses pensées ennemies. Ses amours et ses souvenirs. Ses nuits sans lune et ses nuits baignées de lune. Tout ce qui lui appartenait devait embarquer.

L'amoureux de la forêt ne savait pas que la forêt partait. Elle lui avait soigneusement caché son secret. Lorsqu'il l'apprit, il se renseigna et finit par apprendre par quelle ligne sa fiancée s'en allait. Il se hâta mais les liaisons dans ce pays un peu reculé étaient mauvaises: il arriva trop tard. Tout juste s'il put, du bout d'une jetée, regarder s'éloigner le navire à bord duquel se tenait la forêt. Un navire lent et lourd. Capable de porter une forêt entière. Un cercle bleu couleur étoile entourait sa cheminée.

Sans savoir que c'est dans la direction de son amoureux qu'elle regardait, la forêt laissait ses yeux se perdre dans la brume qui entourait la côte. La présence, dans les cales du navire, des objets qui lui appartenaient la rassurait mais elle n'était pas sereine. Voyager, pour une forêt, ce n'est pas une activité habituelle. Certes, au fil des ans, toutes les forêts se déplacent mais ce n'est que de quelques mètres. Ce voyage-ci était bien plus sérieux, la mènerait bien plus loin et cela ne rassurait pas forêt.

Le capitaine du navire qui devait emmener la forêt était une brute épaisse. Comme il se doit lorsque l'on est une brute épaisse, que l'on fait carrière dans la marine, il buvait plus qu'il n'est permis. Mais il avait l'habitude de transporter les forêts et il savait, d'expérience, qu'on ne plaisante pas, qu'une conduite irréprochable est de mise. Dans une forêt l'on est vite perdu, isolé, assailli de doutes, pétri de froid et de terreur. La forêt dévore qui ne l'aime pas, c'est bien connu. Tout brute qu'il fut, ses passagères en imposaient au capitaine.

C'était une nuit emplie d'étoiles et les étoiles se penchaient, du fond du ciel, sur l'océan, l'océan charbon, suie et encre mais que leurs lueurs constellaient. Oui, cet océan-là. 'Encore une forêt qui s'en va!' 'Encore une?' 'Mais oui, là, sur ce navire. Vous voyez?' Sur ce navire? Celui à la cheminée cerclée de bleu.' 'Oui, je vois. Encore une.' 'Curieux, vraiment curieux. Les forêts sont peu voyageuses, c'est bien connu!' 'Il doit exister une raison.' 'Croyez-vous?' 'Certainement. On n'embarque pas sans raison!'

Dans le restaurant du vapeur, la forêt dîne à la table du capitaine. 'Vous n'êtes pas la première de votre sorte qui monte à bord, Madame!' La forêt est d'abord effrayée, légèrement froissée par le ton rude du marin mais la couleur, un gris nuage, que prend le regard de l'homme, lui fait comprendre que, malgré ses abords peu avenants, elle n'a rien à craindre de sa part. 'Oui, beaucoup d'entre nous ressentent le désir de partir.' 'Partir, courir, périr, flétrir!' glousse une dame assis à droite du capitaine. Elle est l'épouse d'un riche armateur grec.

Dans le portefeuille qu'emporte la forêt, serré entre deux grosses coupures étrangères, se trouve son billet. Sur le billet le nom d'une ville. Une grande ville de l'autre côté de l'océan. Mais ce n'est pas là que va la forêt. La forêt ne sait pas où elle va. En vérité, elle ignore si un jour elle s'arrêtera quelque part. Son frère, parti avant elle, n'a toujours pas trouvé l'endroit où jeter son sac. Elle le sait par les nouvelles que lui ont communiquées quelques forêts voyageuses que leurs pas avaient menées dans les environs.

Sur le pont du navire des enfants, des adolescents déjà, jouent aux quilles ou aux palets devant la mer qui défile mais qui, heure après heure toujours semblable, semble parfaitement immobile. La forêt se mêle au groupe des joueurs et demande si elle peut participer. Poliment, l'on convie cette dame un peu pâle, à la voix douce et profonde, à la chevelure quelque peu rebelle, à prendre part à la compétition. La forêt, qui est très habile, sort vainqueur de la première manche. Mais, soucieuse de se faire des amis, elle perd volontairement la suivante.

On croise un navire et, comme le flanc d'acier, peint d'un noir profond, que troue avec régularité l'œil de verre des hublots, défile, bord à bord avec celui qui l'emporte, la forêt se demande si cet autre navire transporte quelqu'un de connu. Quelqu'un dont elle aurait entendu parler. Une forêt des environs ou d'un pays voisin. Peut-être même une forêt de sa famille. C'est qu'un grand désordre règne dans les déplacements des forêts. L'on part. L'on a ses raisons. Il le faut. Alors, l'on part. L'on part encore L'on vient, l'on part. Les routes s'entrecroisent sans aucune logique.

Entre pont et ciel, piaillent des mouettes. Elles tournoient dans les mâts. La terre est proche, ces mouettes y ont leurs habitudes. Elles aperçoivent la forêt à bord du navire qu'elles survolent. Certaines, plus aventureuses, se risquent sur quelques branches de la forêt. Mais la forêt n'est pas maritime, elle habite une contrée retirée du centre du continent. Les mouettes sont décontenancées. Cela ne ressemble pas à ce qu'elles connaissent. D'autres formes, d'autres ombres, d'autres odeurs. Elles hésitent. Peut-on avoir confiance? Elles crient très fort. L'une d'entre elle se met à rire tout en haut du ciel. C'est un rire moqueur.

Il faut passer la douane. Cacher que l'on ne sait pas où l'on va. 'Oui, je compte m'établir ici.' Si l'on laisse entendre que l'on ignore sa destination, l'on n'entrera pas. Il faut montrer à l'agent des douanes l'argent que l'on transporte sur soi. La forêt a été prévoyante. Avant son départ, elle a fait ouvrir un compte à son nom dans une banque de ce pays. Elle cite la raison sociale de la banque. Coup de téléphone. Vérification. On laisse la forêt entrer. En tamponnant son passeport, le douanier regarde curieusement la forêt. 'Qu'ont-elles toutes à vouloir voyager, en ce moment?'

Dans un petit hôtel bruyant de la grande ville, la forêt a ouvert l'atlas qu'elle a emporté. En bas, dans la rue, un homme et une femme s'embrassent dans la lueur d'un réverbère. Le doigt de la forêt fait tourner les pages, parcourt les pays, fleuves, montagnes, lacs, collines. Son cœur bat très fort. Où aller? Si seulement c'était une question de goût. Une question de choix. Son doigt est dans les mers. Sur des îles. Le nord, le sud. Le froid, le chaud. En bas, dans la lueur du réverbère, le couple qui s'embrasse n'en finit pas de s'embrasser.

Le veilleur de nuit de l'hôtel regarde la forêt descendre les escaliers et sortir dans la rue. Elle a décidé qu'avant de dormir, elle avait besoin d'un verre. Le veilleur de nuit la suit des yeux. Il hoche la tête. 'Quelle époque étrange! Les forêts s'en vont. Des voyageuses? Pourtant, une forêt, ça ne voyage pas. Ou très peu. Quelques mètres par année. Qu'ont-elles toutes à vouloir bouger? Il doit y avoir une raison.' Il hausse les épaules. Il a une bouteille d'alcool dans le tiroir devant lui mais s'il veut tenir jusqu'au matin, il lui faut repousser le moment de l'ouvrir.
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